A Maubeuge, à Saint-Etienne, en
Lozère, en Ardèche, à Saint Chély-d’Apcher, à Loguivy-Plougras, un garçon ou
une fille de vingt ans, ou de vingt-cinq, ou peut-être de quarante, vivent, à
l’instant où je trace ces mots, une formidable aventure. Ils s’ennuient. Ils
ont de la chance. Ils vont écrire un chef d’œuvre.
Je voudrai citer aux jeunes gens
dévorés de l’envie de laisser un nom dans ce monde qu’il y a quelques chose de
mieux que de voyager : c’est de ne rien faire. Il y a quelque chose de
mieux que d’avoir des aventures : c’est d’en inventer. Il y a quelque
chose de mieux que de s’agiter : c’est de s’ennuyer.
J’écrirai volontiers un éloge de
la paresse et de l’ennui. La paresse, rien de plus clair, est la mère des chefs-d’œuvre.
Très loin de l’abrutissement qui naît des grands postes et des grandes
fonctions, l’ennui est cet état béni où l’esprit désoccupé aspire à faire
sortir du néant quelque chose d’informe et déjà d’idéal qui n’existe pas
encore. L’ennui est la marque en creux du talent, le tâtonnement du génie. Dieu
s’ennuyait avant de créer le monde. Newton était couché dans l’herbe et bayait
aux corneilles quand il a vu tomber de l’arbre sous lequel il s’ennuyait la
pomme de la gravitation universelle. Les petits esprits s’énervent au milieu de
foule de choses, la plupart du temps inutiles. Les grands esprits ne font rien
en s’ennuient comme Descartes « enfermé seul dans un poêle en
Allemagne » avant de découvrir des cieux. Chateaubriand bâillait sa vie
avant d’écrire Atala, et René, et les Mémoires d’outre-tombe.
L’essentiel est de fuir les
occupations subalternes et d’éviter de se disperser dans des plaisirs ou des
obligations d’emprunt, et puis de se donner tout entier à ce qui sera l’œuvre
d’une vie. Proust renonce aux chroniques du snobisme et aux raouts dans le
grand monde pour se claquemurer chez lui, entre ses murs couverts de liège,
dans ses souvenirs et dans ses rêves d’où surgiront les miracles du Swann,
d’Odette, de Françoise, d’Albertine, de la duchesse de Guermantes et du baron
de Charlus. Dans un domaine très différent, Louis de Broglie sort lui aussi
d’une banalité quotidienne où il ne faisait presque rien pour entrer d’un seul
coup dans un rêve étoilé. Il ne passait pas pour le plus doué des siens qui
avaient tous brillé dans la guerre, dans la politique, dans les lettres. Lui,
c’était plus modeste : il s’occupait d’histoire, de généalogie, d’une
collection de timbres-poste, il brillait au bridge et aux échecs lorsque, un
beau jour, à Bruxelles, à l’occasion d’un congrès savant où l’avait entrainé
son frère Maurice, il découvre par hasard la grandeur farouche d’une physique
mathématique qui le mènera jusqu’à la mécanique ondulatoire. « Monsieur,
lui dira plus tard Léon Blum en lui remettant l’ordre le plus élevé dans la
Légion d’honneur, vous appartenez à une famille où le talent était héréditaire
avant que le génie y entrât. »
Le génie – ou quelque chose comme
ça – descend aussi sur Loguivy-Plougras, sur Saint Chély-d’Apcher, sur la
chambre où un garçon – ou une fille -, peut-être venu d’ailleurs, peut-être
découragé, se débat contre un destin hostile qui semble ne rien promettre.
Voyager n’est pas mal. Le succès, c’est très bien. Etre heureux, qui ne le
souhaite ? S’ennuyer est bien mieux. C’est quand vous êtes perdu que vous
commencez à être sauvé. La vie la plus banale, allumer le feu dans une
cheminée, se promener dans les bois – Rousseau avait besoin de marcher pour
aiguiser ses idées -, ronger son frein et son cœur parce qu’on est bon à rien,
maudire le monde autour de soi, s’abandonner aux songes, ou, mieux encore ne
rien faire du tout, ou, en tous cas le moins possible – avant, bien sûr de se
jeter dans le travail à corps perdu -, peut mener autrement loin.
Jean d’Ormesson
Qu’ai-je donc
fait ? pp 112 - 114
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