jeudi 29 août 2013

Ces églises qu'on oublie d'aimer...

"L’énigme de ce léger relief en creux qui trace une courbe sur les vieilles dalles. Et pas un Français en vue qui pourrait me renseigner. 
L’église est petite, parfaitement déserte. La torpeur d’un après-midi d’août au milieu des étendues ensoleillées aux environs de Luçon et, soudain, ce répit. Derrière la porte basse, un intérieur sombre, un autel modeste, le sentiment d’une présence désarmée que m’inspirent toujours ces églises humbles, à l’écart des itinéraires fréquentés. L’ombre, la fraîcheur, de larges dalles dont la patine dorée est recouverte d’une multitude de stries. Et là, cette courbe, on dirait un sentier délicatement creusé dans la pierre. Un rayon qui perce à travers un vitrail noirci souligne ce dénivellement. Il m’est déjà arrivé de remarquer ces dalles déformées dans certaines églises sans jamais en deviner la raison. Je m’accroupis, touche le grain de la pierre usée… 
Et tout à coup, je comprends que cette courbe légèrement enfoncée dans les dalles marque, "tout bonnement", la direction que suivaient les fidèles : de l’entrée, ils allaient vers la grande vasque, à présent sèche, du bénitier. La trace de leurs pas, depuis des siècles. La pierre sous mes doigts me paraît vivante, Mon émotion n’a rien de religieux. Je suis né et j’ai grandi dans un pays qui exaltait le rejet des croyances et le mépris tout particulier pour le catholicisme. Non, ce que je ressens est bien plus irréfléchi. Une intense communion, à travers les âges, avec les êtres dont la vie m’est proche grâce à cet unique instant : un jour lointain, ils poussèrent la porte, marquèrent leurs pas sur le dallage… Deuils, joies, naissances, guerres, famines, exils et retours, peines et espérance, ces vies françaises que depuis mon enfance je cherche à comprendre."
Andreï Makine, Cette France qu’on oublie d’aimer, Flammarion Café Voltaire, 2006

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